Par Wazina Sidimi
Responsable du Pôle enjeux de sociétés du Cadre de Réflexion pour le Développement du Tchad (CRDT)
Entretien avec Issa Serge Coelo
Issa Serge COELO, cinéaste tchadien de renom, est l’un des acteurs clés du paysage cinématographique africain contemporain. Dans cet entretien réalisé par le Cercle de réflexion pour le développement du Tchad (CRDT). Il revient sur les défis structurels auxquels est confrontée la production cinématographique dans notre pays.
Perçu comme une véritable fabrique à émotion, le Cinéma capte les espérances d’une société et les cristallise autour d’histoires insolites et de personnages qui inspirent des générations.
Bien plus qu’une simple discipline, le cinéma est un dialogue avec soi-même. Quelques images qui défilent, et nous voilà emportés dans un tourbillon d’action, de langage et de mouvements, où seuls nos regards témoignent de l’effervescence des émotions qui nous traversent.
On regarde un film comme on lit un livre : silencieux, la plupart du temps, puis soudain volubiles face à une scène spectaculaire. Le cinéma nous pousse à converser avec nos pensées les plus secrètes. Notre esprit devient alors une scène. On y écrit un scénario, on braque la caméra de nos yeux sur le monde qui nous entoure… et surgit cette fameuse question : Et si ?
Au Tchad, le cinéma, bien que périodique, suscite un réel engouement auprès du public, grâce à l’audace et à la détermination de talents locaux qui s'accrochent avec passion, malgré un manque de reconnaissance. Si le septième art peine encore à véritablement s’épanouir, c’est en grande partie à cause des nombreux obstacles auxquels il fait face. Pourtant, des femmes et des hommes, animés d’un profond amour pour cet art, continuent de croire avec ferveur en l’avènement d’un âge d’or du cinéma tchadien.
Réalisateur tchadien reconnu sur la scène africaine, Issa Serge Coelo s’inscrit parmi les voix majeures du cinéma contemporain du continent.
À travers cette interview accordée au CRDT, il partage son regard sur l’avenir du cinéma tchadien. Pour lui, la culture n’est pas un luxe, mais une nécessité, un levier de développement, de dialogue et de dignité. Un échange riche, à la croisée de l’art et de l’engagement.
Comment voyez-vous le cinéma tchadien aujourd’hui ? Quels sont ses défis et qu’est ce qui permettrait son rayonnement ?
Ce que je sais, c’est qu’on ne peut pas parler d’un cinéma tchadien en tant que tel. Il y a des films, quelques productions mineures et des tentatives de raconter des histoires avec une caméra. Les conditions dans lesquelles les cinéastes évoluent ne sont pas favorables à une éclosion d’une véritable création cinématographique encore moins d’une industrie ou d’une économie en ordre de marche. Si seulement l’environnement politique et social se stabilisait, il y aurait plus d’espace pour le secteur car la question culturelle serait définitivement au centre des enjeux. Pour cela il faut avoir une vision sur l’avenir du pays et s’assurer que les moyens financiers, les ressources humaines et l’autorité de l’État veillent sur la bonne exécution des décisions. Les Tchadiens sont friands de leur image, de leurs histoires et le cinéma est un miroir. Il projette une autre version d’eux-mêmes.
L’industrie hollywoodienne a contribué à faire des États-Unis une destination de rêve avec ses villes emblématiques comme New York. Elle a surtout contribué à construire un imaginaire collectif où les États-Unis sont les sauveurs du monde, que ce soit contre des terroristes islamistes ou contre des envahisseurs venus de l’espace, notamment grâce à des réalisateurs comme Clint Eastwood ou Steven Spielberg.
Selon vous, comment raconter l’épopée tchadienne ? Quel pan de l’histoire nationale peut être scénarisé ? Est-ce que l’histoire tchadienne est nécessairement une histoire de guerre et d’ethnie ?
L’épopée tchadienne pourra être racontée à compte-goutte à cause des coûts de telles productions. Et cela se fera sur un temps long sauf si l’intelligence artificielle est maîtrisée par les cinéastes de demain. Après, même si la documentation est parcellaire, on peut trouver sur les empires (Kanem-Bornou, Ouaddaï et autres) d’excellents sujets pour démontrer au public qu’il y a eu d’autres vies avant celle de la période coloniale, et on pourrait remonter jusqu’à la période des Sao. Et pour produire un imaginaire collectif, le cinéma est l’outil le plus puissant. Nécessairement, dans le ciment identitaire et la construction d’une nation, on a besoin de cultiver un cinéma où la violence et l’amour où guerre et paix doivent cohabiter. À défaut, il n’y aurait aucun intérêt du public pour son cinéma.
La société tchadienne est souvent taxée de société conservatrice, stagnante, un tantinet archaïque. Quelle analyse de la société faite vous derrière votre caméra ?
Tout dépend de l’angle d’approche dans un film. Dans Daresalam, j’évoquai l’amitié tourmentée dans une période extrêmement trouble de la période 60-70. Puis dans Tartina City, c’est l’époque des années 80 ou le système dévorait les individus et ou les idées et les opinions étaient interdites. La recherche de justice et de liberté est profondément ancrée en chaque tchadien et tchadienne. Malheureusement la peur est présente dans chaque recoin de leur tête, ce qui procède à de comportements délictueux où les valeurs morales et les normes sociétales s’inversent. On vit dans un monde ou le fort domine le faible, le riche écrase le pauvre, le pire est applaudi et le plus vil récompensé. En général derrière une caméra, on cherche à montrer ce qui est caché ou tabou.
La culture et l’éducation sont les parents pauvres de la République pourtant il y va de notre identité nationale. Aujourd’hui, on se sent tchadien car tout d’abord, on l’apprend à l’école et parce que nos cultures nous enracinent. Or ces deux domaines rencontrent énormément de difficultés. Comment faire comprendre au gouvernement qu’il faut davantage soutenir ces deux secteurs ?
Il nous faut des Senghor, des Khayar Defallah, des Jack Lang…
Plus qu’un gouvernement, il nous faut des hauts cadres dans le public et le privé, férus de littérature, mélomanes et adeptes de l’adage: « La culture est ce qui nous reste quand on a tout oublié ». Je rajoute à la suite cette leçon de vie une autre citation : « Avant de « tout oublier », il faut avoir beaucoup appris, mais que la « culture », loin d’être une addition de connaissances, est dans la conscience qui naît de leur assimilation ».
Je crois d’abord en l’école pour développer la curiosité culturelle chez les plus jeunes. Ensuite c’est à la maison que la culture se propage à travers la famille et c’est toute une éducation pour se construire une culture générale.
Il n’y a pas de futur sans la culture et ce n’est ni la politique ni l’argent qui vont seulement construire ce pays. Il y a tellement d’endroits moins bien lotis que le nôtre, bien moins pourvus en ressources naturelles et en populations mais qui ont misé sur la culture et le tourisme et ça été le jackpot. Sans des idées et un imaginaire bien structuré, nous n’allons jamais nous en sortir, jamais gagner une Palme d’or ni remporter la CAN.
À défaut d’inventer, il faut copier.
Comme disait le rappeur Youssoupha, comment faire du Rap sans prendre position ? Je vous demande, peut-on faire du cinéma sans prendre position ?
Le cinéma c’est aussi l’art de dissimuler ses opinions à travers ses personnages en s’effaçant le plus possible pour laisser de l’espace aux émotions. Il y a aussi une déontologie qui nous oblige à ne pas nous servir du cinéma pour une cause politique ethnique ou nationaliste. Même si on prend position dans un film, il faut le faire non de manière frontale mais avec élégance et vraisemblance.
Dans « N’Djaména City », deux hommes sont au centre de l’histoire, un homme de conviction et un homme du système ? Lequel d’entre eux est le vrai tchadien ?
Entre le noir et le blanc, il y a du gris. Jusqu’à ce jour, les deux sont encore présents dans notre société mais de manière plus diffuse peut être car l’hypocrisie a pris sa place bien tapie entre les convictions et le système. Elle est devenue la zone grise.
Dans « Pries pour ne pas devenir un riche parmi les pauvres », vous faites le portrait de riches commerçants et entrepreneurs économique tchadiens des années 90 à l’époque de l’essor pétrolier, qu’avez-vous cherché à transmettre ce documentaire ?
C’était d’abord un film hommage à des grands commerçants tels que le défunt Brahim Beyne et Abdoulaye Djonouma. Ce sont des hommes extraordinaires et qui par la force de leur travail ont donné une autre dimension à notre pays par leur entreprenariat. Ce sont des Maiguida, des boss emplis d’une force tranquille remarquable. Ensuite à la période où ce film a été réalisé, on avait tous de l’appréhension sur la manne financière qui devait jaillir de l’exploitation des puits de Doba-Komé. Et c’est Ali Abbas Seitchi qui joue au trublion en démontrant magistralement que nous n’allons pas échapper à la malédiction de l’or noir. On me dit souvent que ce qui est développé dans ce documentaire est toujours d’actualité vingt-cinq ans après.
Avec le recul, quelle analyse faites-vous des classes sociales aujourd’hui ? Quelles différences faites-vous entre les riches des années 80/90 et ceux d’aujourd’hui ?
Les commerçants des années 2000 sont sans doute hétérogènes et il m’est difficile de les qualifier sans les avoir abordés. Mais le Tchad est un pays où les luttes sociales sont faibles et le fossé entre les riches et les pauvres est énorme. Est-ce qu’on peut même parler d’une classe moyenne ? Tout ce que je peux affirmer c’est que la richesse est perçue différemment par les jeunes car pour eux le gain doit être rapide et sans sueur. Cette idée véhiculée et entretenue par le système qui applaudit pour les privilèges et jette en pâture le travail est destructrice pour leur avenir.
Les changements de mentalité ne peuvent se régler par la force mais par la culture, par des faits et un narratif national accepté par tous.
Réalisé le 28 février 2025